Piano Forte
Des duos de pianistes, l’histoire du jazz en compte quelques-uns de fameux : de Albert Ammons & Pete Johnson à Joachim Kühn & Michael Wollny très récemment en passant par Earl Hines & Jaki Byard, Martial Solal & Hampton Hawes, Chick Corea & Herbie Hancock, Tommy Flanagan & Kenny Barron, Kenny Barron & Mulgrew Miller. De ceux qui cultivent le dialogue et la complétude plutôt que la logorrhée ou l’empilement. L’exercice est aussi difficile qu’exigeant pour associer deux tables d’harmonie identiques, comme si deux orchestres de même géométrie devaient occuper le même espace dans une sorte de concurrence fratricide.
Mais rajoutez à ce tandem si fort et fragile à la fois deux fins connaisseurs du Fender Rhodes – ce piano électrique né durant la Seconde Guerre Mondiale dans l’esprit d’Harold Rhodes et qui séduisit un peu plus tard Leo Fender, célèbre pour ses guitares et ses amplificateurs – et d’un coup l’horizon s’élargit. Le faisceau de contraintes se relâche et un éventail nouveau, de couleurs, de matières, de rythmes se fait jour. Des possibilités qu’avait frôlées, seul et dans un contexte orchestral, le Bill Evans de From Left to Right (MGM, 1970) au cours duquel le pianiste touche simultanément et d’un canal l’autre l’instrument acoustique et l’électrique dans un écrin savant composé par Michael Leonard.
Avec Pianoforte, Pierre de Bethmann, Bojan Z, Eric Legnini et Baptiste Trotignon, vont plus loin et résolvent avec bonheur la quadrature d’un cercle jamais encore vraiment dessiné. Aussi à l’aise sur les deux instruments et, pour tout dire, de tempéraments et de caractères compatibles et même complémentaires, au point de pouvoir jouer à tous les postes, celui d’arrangeur compris, les virtuoses – car c’en sont de vrais, aguerris et reconnus – se sont visiblement beaucoup amusés dans l’espace de ce carré magique.
Sur scène tout d’abord car c’est là que le projet est né, sous l’impulsion de Reno Di Matteo, producteur émérite de spectacles qui va pousser nos quatre claviéristes devant le public du Tourcoing Jazz Festival en 2019. Des mousquetaires du piano qu’il fréquente de longue date et qui se connaissent déjà assez bien pour qu’il devine entre eux une connivence quasi- immédiate et des envies communes. Sur un répertoire de standards d’abord – venus du bop, de Duke Ellington ou du Brésil – qu’il convient d’arranger pour la circonstance puis d’une poignée de compositions originales, une chorégraphie ludique se met en place, avec ses combinatoires heureuses, ses répliques plus ou moins furtives, ses digressions toujours circonscrites, sur d’autres planches, sous d’autres chapiteaux. La Philharmonie ou la Seine Musicale de Paris, le Chapiteau de Marciac, les Cinq Continents à Marseille, Le Rocher de Palmer dans la région bordelaise et même le Jarasum Jazz Festival en Corée du Sud voient tous grandir et s’affermir la personnalité de ces huit mains joyeusement baladeuses.
Rien de ce qui concerne le piano n’était étranger à Jean-Philippe Allard, un autre producteur, de disques cette fois-ci, et qui a accompagné les maitres Randy Weston, Hank Jones, Rodney Kendrick, Alain Jean-Marie ou Kenny Barron dans ce qui demeurent parmi les meilleures réalisations de leurs discographies respectives. Avec Reno Di Matteo, il organise même deux années de suite Pianomania, un festival tout entier offert aux quatre-vingts huit touches de l’instrument au sein duquel défile du matin jusqu’au soir une quinzaine de pianistes dans l’écrin sans fioritures des Bouffes du Nord à Paris. L’originalité et l’efficacité de Pianoforte lui restent dans l’oreille et prennent naturellement leur place dans l’agenda des sorties du label Artwork. Une sortie que Jean-Philippe Allard ne verra malheureusement pas pour quitter cette terre le 18 mai 2024. Mais il aura eu le temps de boucler la réalisation de l’album, en tous points conforme à ses vœux et à ceux des musiciens à côté desquels le producteur a toujours avancé et qu’il a toujours éclairés, encouragés et guidés vers l’excellence.
Car le programme studio qui constitue la trace phonographique de ce qui a déjà enchanté tous les publics de Pianoforte a bien suivi ce chemin. L’expérience d’écoute de ces onze titres quasiment ré-écrits sur la base des thèmes inaugurés par Bud Bowell, Tom Jobim, Keith Jarrett, Joe Zawinul, Horace Silver, Billy Strayhorn, Ahmad Jamal, Herbie Hancock, Lyle Mays ou Egberto Gismonti est incomparable.
D’originalité bien sûr, car il n’est pas certain qu’il existe dans la discographie un tel corpus, organisé de cette manière et avec cette approche formelle si rigoureuse et pourtant si joueuse. D’intelligence crépitante également dans toutes les dynamiques mises en œuvre, très loin de cette « course à l’échalote à laquelle un public désemparé réduit souvent le jazz : une sombre histoire de rivalité, de domination », pour citer Francis Marmande. Mais aussi dans le plaisir évident, éclatant, délicat même parfois, de chacune des anticipations et autres prévenances de ces quatre grands musiciens en totale sympathie l’un pour l’autre. Thèmes, chorus, rythmiques : tout s’anime, tout vit, tout vibre mais tout est à sa place, de manière nette, précise, incisive.
Pianoforte va vous étonner. Comme la musique née de ses quatre fois dix doigts a déjà étonné tant de publics, pourtant rompus à la chose pianistique remarquable. Signe que l’ambition contenue jusque dans le nom de ce quadrilatère ensorcelant – qui convie, du piano au forte toutes les nuances de la vie – était décidément bien trouvé.
Pierre de Bethmann piano et Fender Rhodes
Éric Legnini piano et Fender Rhodes
Baptiste Trotignon piano et Fender Rhodes
Bojan Z piano et Fender Rhodes
Production Anteprima Productions
Durée du concert : 1h30 sans entracte
Tarifs
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